Nos fonds pour les arts devraient-ils payer la démocratie culturelle ?
Nan van Houte parle de l'importance des citoyens créatifs et exprime son désir que les organismes de financement soutiennent davantage la démocratie culturelle.
Vous pouvez également lire cet article en anglais ici.
Cette série d’articles, commandée en partenariat avec HowlRound dans le cadre de l’IETM Hull, explore la réalité de l’inclusion dans les sociétés actuelles, dans la représentation artistique et dans le processus de création. Présentant divers points de vue sur le sujet, la série vise à alimenter le débat actuel sur les concepts controversés d’inclusion, de diversité, de participation et de démocratie culturelle.
Avertissement : Cet article ne vise pas à discréditer la démocratie culturelle ; je suis convaincue que l’accès aux arts et la stimulation de la créativité personnelle constituent des droits et des besoins humains fondamentaux. L’objectif de cet article est plutôt d’analyser le malaise croissant que j’éprouve quand je lis qu’un nouveau fonds, conseil ou ministère en Europe occidentale ouvre encore une porte sur la « créativité du quotidien ».
Je suis née et j’ai été élevée dans la région privilégiée de l’Europe du Nord-Ouest au milieu des années 50, quand le continent se rétablissait encore de la Seconde Guerre mondiale. La démocratisation de la culture faisait partie intégrante de l’établissement de l’ État providence. Si les arts étaient quelque peu absents de mon éducation, la créativité était quant à elle au programme à l’école, dans les clubs de jeunesse et dans les chorales. C’est là que j’ai découvert que les arts seraient mon guide le plus enrichissant et le plus valorisant tout au long de ma vie. Ils sont devenus le biotope qui éveillerait mes sens et me rendrait heureuse. Désireuse de partager cette expérience avec tout le monde et n'importe qui, j’ai choisi d’entreprendre une carrière dans les arts. Et, dans ce processus, je me suis battue d’une part pour la reconnaissance des formes artistiques contemporaines fondamentales et d’autre part contre les mécanismes de l’exclusion, à savoir les limites nettement définies qui séparent le « grand art » et l’« art mineur ».
Au début, j’éprouvais des difficultés à expliquer aux partenaires, aux collègues et aux publics que notre travail au Frascati à Amsterdam (produire du théâtre avec des réfugiés et présenter des concours de breakdance et de hip-hop ainsi que d’autres types de performances culturelles dans un théâtre de style « boîte noire » à la pointe de l’innovation) ne cherchait pas à mélanger arts et travail social, mais visait plutôt à alimenter notre forme artistique et ses publics avec de nouveaux élans, tout en rendant cet espace public accessible à tout un chacun.
Ce n’est que récemment que Farooq Chaundhry, le producteur sage et talentueux qui a notamment lancé la carrière d’Akram Khan, m’a fait comprendre le principe fondamental qui m’a guidée au fil des années. Comme il l’a appris aux participants d’une formation que j’avais organisée : « La diversité est complexe, la culture est confirmative et l’art est perturbateur. »
Ce que nous avons montré au Frascati au cours de la première décennie de ce millénaire était de l’art perturbateur — même s’il était en même temps confirmatif pour de nombreux artistes et citoyens qu’il guérissait et valorisait.
Une réponse à la mode
Le terme « démocratie culturelle » ne date pas de la dernière pluie. On l’a formulé comme un signe de l’époque à la conférence Eurocult organisée à Helsinki par l’UNESCO en 1972. Les anthropologues venaient tout juste d’adopter le « relativisme culturel » en suivant les pas des structuralistes tels que Claude Lévi-Strauss, signifiant que toutes les cultures revêtent la même valeur et que la critique ne peut être formulée que de l’intérieur.
Cette conférence de l’UNESCO a abouti à la conclusion que le rêve d’une « démocratisation de la culture » qui rapprocherait les arts du peuple (tel que nourri par André Malraux, romancier et ministre de la Culture français à la fin des années 50) s’était éparpillé. La conférence a analysé cet échec comme un problème de paternalisme, car qui décide ce qu’est l’art ? La nouvelle orientation vers une « démocratie culturelle » en finirait avec la hiérarchie entre la culture (accessible à tous) et les arts (accessible aux initiés uniquement).
La démocratie culturelle est intrinsèquement anti-élitiste. Elle dénonce la supériorité d’une forme de culture par rapport aux autres et inclut les arts, les styles de vie, les pratiques culturelles et la créativité populaire des amateurs dans sa définition. La diversité et le libre choix sont la clé, et la culture devrait être accessible comme une partie intégrante du quotidien. C’était le genre de chose dont je bénéficiais dans mon enfance.
Il n’est pas surprenant que le terme « démocratie culturelle » soit toujours sur la table comme la réponse à la mode aux chiffres qui démontrent que seule une petite partie de la société bénéficie des subsides destinés aux arts. Dans les meilleurs cas, les politiques de démocratie culturelle reconnaissent que le fait de pratiquer la culture et d’être créatif contribue au bien-être des citoyens tout en les motivant considérablement à commencer à apprécier les arts. Dans les pires cas, ces politiques alimentent le super-relativisme populiste qui mijote actuellement, selon lequel nous n’avons pas besoin de développer et de partager l’expertise vu que tout le monde a sa propre culture. Selon toute vraisemblance, à notre époque néolibérale, où le terme « subside » est directement lié à l’« argent des contribuables » (surtout quand on parle de subsides pour les arts), les politiques impliquent que tout le monde devrait en bénéficier de la même manière.
Le fait est que tout le monde ne bénéficie pas de la même manière des dépenses publiques, des dépenses pour les infrastructures ou pour les soins médicaux et des budgets pour les arts et la culture. Toutefois, chacun devrait au moins avoir accès à l’impact bénéfique des arts et de la culture, que ce soit comme participant ou comme membre du public.
Lorsque j’ai été témoin de comment, dans le contexte du démantèlement néolibéral de l’État-providence, toute une génération d’éducateurs artistiques et de travailleurs socioculturels ont été livrés au chômage, je me suis demandée s’il existait un lien entre ne pas parvenir à atteindre le peuple et le changement historique survenu dans les années 90 et la première décennie de ce millénaire. En quelques années, l’éducation artistique s’est vue retirée des programmes scolaires. De même, les centres sociaux/culturels, les clubs de jeunesses et les centres communautaires ont perdu leurs subsides, et nombreux sont ceux à avoir mis la clé sous la porte.
Entre-temps et depuis lors, de plus en plus d’organisations artistiques et d’artistes, ressentant la responsabilité de répondre à l’impact de l’économie mondiale et à la démographie variable dans leurs villes, ont commencé à ouvrir leurs bâtiments, ateliers et salles de répétition. Ils étaient donc présents pour inspirer, entraîner et instruire une plus grande partie de la société afin de l’aider à développer sa créativité innée et son amour pour les arts. Des collectifs d’artistes du spectacle contemporain ont quitté les théâtres pour travailler avec les communautés, créer des œuvres participatives et inviter des non-professionnels sur scène. Certains ont même mis la représentation de leur propre travail de côté pour laisser aux autres l’occasion de s’exprimer. Et bon nombre d’entre eux, ayant perdu leur dernière miette de subside, ont cessé de créer leur art pour de bon.
Sonnette d'alarme
Je suis admirative de Jo Hunter et David Micklem, qui ont quitté le Battersea Arts Centre, l’un des théâtres expérimentaux les plus exceptionnels de Londres, pour créer 64 Million Artists, une organisation qui encourage les individus à exploiter leur créativité de sorte à opérer un changement positif dans le monde. Je crois en effet que les citoyens créatifs sont ce dont ce monde a plus que jamais besoin. Néanmoins, quand je lis que la « démocratie culturelle » est sur le radar de tous les organismes de financement artistique, la sonnette d’alarme retentit.
Pourquoi ? Parce que j’ai bien peur que nous ne puissions bientôt plus craindre l’instrumentalisation des arts, car les artistes seront eux-mêmes instrumentalisés.
De nombreux professionnels de l’art, y compris les initiateurs de 64 Million Artists, ressentent une profonde responsabilité envers la société, en particulier ceux qui travaillent dans les arts contemporains. Cependant, on leur en demande de plus en plus. Au cours des vingt dernières années, le financement des structures socioculturelles et de l’éducation artistique à l’école a été considérablement réduit, et des politiques qui ont intentionnellement démantelé le tissu de la société ont vu le jour. À présent, ce sont les professionnels de l’art que l’on incite à restaurer une relation avec une population qui, entre-temps, est devenue plus diverse, plus frustrée et bien plus difficile à atteindre. On demande aux artistes d’assurer la tâche de transformer cette population en question, à laquelle on a rarement laissé l’occasion de côtoyer les arts, en citoyens créatifs.
Quand j’étais jeune, les dépenses gouvernementales destinées à former des citoyens engagés sur le plan culturel grâce à l’éducation artistique dans les écoles et centres culturels ou de jeunesse ne provenaient pas du budget alloué par le ministère de la Culture, mais des budgets pour l’éducation, les affaires sociales et les municipalités. Et tandis que, dans de nombreuses régions d’Europe, les budgets pour la culture ont été réduits au fil des années, les organisations et artistes qui en bénéficient réellement doivent partager les montants en baisse avec des programmes spéciaux, quand ils ne sont pas forcés d’orienter leurs œuvres dans des directions politiquement engagées.
Je tiens à souligner l’importance d’impliquer les artistes dans des projets de démocratie culturelle à l’heure actuelle, sachant que notre monde a non seulement besoin de pensée créative, mais aussi de pensée critique, et que les artistes sont compétents pour inclure l’élément « perturbateur » dans les pratiques. Toutefois, tous les artistes ne sont pas des artistes sociaux, et même ceux qui correspondent au profil ne le sont pas toujours non plus. Les artistes ont également besoin d’un salaire équitable pendant qu’ils effectuent leurs recherches et développent leurs langages artistiques.
Dans la plupart des pays européens, 80 à 90 pour cent des subsides artistiques sont encore destinés à des formes artistiques onéreuses et plus élitistes : les grandes institutions pour le théâtre, l’opéra et la musique classique. Je me demande si les institutions qui en bénéficient le plus apprécient l’immunité ou si elles se sentent responsables d’utiliser leur part élevée des subsides pour aller à la rencontre des citoyens et collaborer avec eux, diversifier leurs offres et ouvrir leurs établissements afin d’y organiser des ateliers et des leçons d’apprentissage.
Ne vous méprenez pas : cet article n’est pas un plaidoyer en faveur de coupes dans les subsides des opéras ou des orchestres symphoniques. Cet article ne soutient pas non plus qu’il faille en finir avec l’obligation des organisations artistiques et des artistes d’être plus inclusif et d’atteindre plus efficacement de plus grandes parts de la société. Cet article est plutôt un plaidoyer en faveur d’une redistribution de l’argent dans les structures de financement nationales. Si nous nécessitons plus de citoyens créatifs, et c’est le cas, nos gouvernements devraient prendre leurs responsabilités et trouver l’argent pour y parvenir sans compromettre les subsides pour les arts qui existent déjà.
Cet article a été publié à l’origine sur HowlRound le 17 février 2019. Lire l'article original.
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Nan van Houte est une gestionnaire culturelle avec une éducation académique. Son expérience professionnelle dans le domaine des arts et de la culture couvre l'élaboration de programmes, la production, la dramaturgie, l'enseignement, le journalisme et la gestion des principales salles de style boîte noire pour les arts du spectacle contemporain à Amsterdam (Frascati et Brakke Grond). Après 4 ans au Dutch Theatre Institute, elle est actuellement Secrétaire générale de l'IETM. Elle est présidente du conseil d'administration de Dancing on the Edge (échange artistique avec le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord) et membre du conseil d'administration de LaBenevolecjia (fondation d'outils humanitaires permettant aux gens et aux groupes de faire face au discours haineux et aux actes qui en découlent). En tant que dramaturge et productrice, elle travaille pour Breaking the Silence, une production pluriannuelle et multinationale dans les pays post-génocide. |