Repenser la raison d’être des institutions artistiques britanniques
Lyn Gardner examine comment plusieurs compagnies de théâtre britanniques redéfinissent leur mission et se développent à dessein de mieux servir leurs communautés.
Vous pouvez lire cet article en anglais ici.
Cette série d’articles, commandée en partenariat avec HowlRound dans le cadre de l’IETM Hull, explore la réalité de l’inclusion dans les sociétés actuelles, dans la représentation artistique et dans le processus de création. Présentant divers points de vue sur le sujet, la série vise à alimenter le débat actuel sur les concepts controversés d’inclusion, de diversité, de participation et de démocratie culturelle.
« Pas pour moi, pas pour vous, mais pour nous. » Vous pourrez voir cette devise gravée sur le plafond du Battersea Arts Centre dans le sud-ouest de Londres. Sis au sommet de Lavender Hill, au coeur de Wandsworth, ce centre accueillait autrefois la mairie du quartier, au coeur de la société civile. Des artistes continuent de jouer des pièces de théâtre dans l’ancienne chambre des débats victorienne où les politiciens du dix-neuvième siècle délibéraient sur les sujets du jour. Aussi le bâtiment fait-il partie de la vie des locaux depuis plus d’un siècle.
Le somptueux Grand Hall, qui fut la proie des flammes en 2015, a désormais pu renaître de ses cendres tel un phœnix. Ce lieu est intimement lié à la vie des locaux : on y organise régulièrement des mariages et des veillées, de nombreuses personnes y ont passé des examens publics ou pris part à des salons de collectionneurs et autres thés dansants, et des spectateurs se déplacent des quatre coins de Londres pour assister au théâtre commandé et développé spécialement pour cet espace.
Pendant de nombreuses années, le Battersea Arts Centre, qui est devenu un centre artistique au début des années 80, a poursuivi la mission suivante : « Inventer le futur du théâtre. » Et c’est avec brio qu’il a mené à bien cette entreprise en jouant un rôle crucial dans les carrières de nombreux metteurs en scène au rayonnement international, avec des compagnies de théâtre telles que 1927 et Punchdrunk. Une grande partie des œuvres a été créée selon un procédé novateur appelé « Scratch process », grâce auquel les artistes développent leur travail en plusieurs étapes entrecoupées de représentations publiques où ils invitent les spectateurs à leur donner un retour.
Le théâtre du centre continue de commander et de soutenir des artistes mettant en scène certaines des pièces de théâtre les plus radicales du Royaume-Uni. Néanmoins, il a repensé sa mission dans les années récentes et ne se concentre plus sur l’entreprise de créer « le futur du théâtre » – une raison d’être qui, quoique louable, n’est pas d’un grand intérêt pour ceux et celles qui doutent que le théâtre soit fait pour eux. À la place, le centre axe désormais sa mission sur l’ambition d’inspirer et d’encourager les personnes à prendre des risques créatifs afin de modeler leur propre futur et celui de leurs communautés, peu importe que ces personnes se définissent comme artistes ou non.
Le Scratch Hub, situé dans le sous-sol de la mairie, abrite plus de cent start-up et de nouvelles organisations créatives sur la base d’un modèle d’adhésion. Il s’agit d’un lieu organisé – non d’un simple espace de bureau à louer – qui abrite un mélange d’entreprises travaillant dans les secteurs du cinéma, de la mode, de la musique et de l’entreprenariat social. Nombre d’entre elles sont créées par des jeunes gens issus des cités sociales locales, où la diversité est riche et les opportunités sont rares.
Selon le directeur artistique David Jubb, on peut observer la nouvelle raison d’être du Battersea Arts Centre dans des initiatives telles que le Scratch Hub, qui leur permet de soutenir le développement des idées d’autrui et de devenir un facilitateur. « Nous avons toujours travaillé de cette manière avec les artistes, mais c’est un bond en avant que de reconnaître que nous pouvons en faire de même avec le reste de notre communauté, plutôt que d’essayer de les convaincre qu’ils devraient s’intéresser à ce que l’on fait et le faire à leur tour », m’a confié Jubb dans une interview l’année passée pour The Stage. « C’est une façon de soutenir le développement de leurs idées sans imposer les nôtres. »
Les changements opérés au Battersea Arts Centre reflètent une volonté croissante de la part des institutions artistiques, des théâtres et des metteurs en scène de repenser et de réimaginer leur raison d’être au vingt-et-unième siècle. Tous se posent des questions sur les personnes auxquelles ils s’adressent, mais aussi sur celles auxquelles ils ne s’adressent pas encore et sur la façon dont ils pourraient y remédier.
Pour refléter le besoin urgent d’y parvenir : selon le rapport de la Warwick Commission en 2015, les 8 pour cent de la population les plus riches, les mieux éduqués et où la diversité ethnique est la plus faible sont les plus actifs sur le plan culturel. Le danger est que, si le théâtre n’endosse pas un rôle civique plus vaste, il sera simplement perçu comme de plus en plus dépassé et élitiste. Pas pour moi, pas pour vous, mais pour nous.
Comment les théâtres et les autres organisations peuvent-ils remplir un rôle civique, engager le dialogue avec leurs communautés et trouver différents moyens de s’intégrer pleinement dans leur environnement local ? Ancrée dans un endroit précis, la place d’une ville ou d’un village est le centre social de la communauté et peut servir d’endroit pour apprendre, débattre et créer des opportunités.
Afin d’avancer dans cette direction, les théâtres doivent sortir des sentiers battus du secteur artistique en démocratisant leurs façons de travailler, d’utiliser leurs espaces, d’accueillir le public et d’aller à sa rencontre.
Là où le Battersea Arts Centre offre un modèle de ce vers quoi le théâtre peut évoluer – un modèle qui œuvre activement et avec vivacité contre l’inégalité des chances divisant la société britannique –, des compagnies telles que Good Chance, qui travaille avec des réfugiés à Calais et à Paris, ou le Derby Theatre, qui se voit comme un théâtre d’apprentissage et est intimement lié à l’université locale, en proposent d’autres.
Un autre exemple est Slung Low, une compagnie située à Holbeck, un quartier défavorisé du centre-ville de Leeds dans le Nord de l’Angleterre, qui se focalise sur l’apprentissage. La compagnie a récemment ouvert un collège culturel communautaire où l’on contribue selon ses moyens et où la plupart des thèmes (de la cuisine indienne végétarienne à la forgerie) ont été suggérés par la communauté locale. De quoi remettre en cause la notion d’engagement culturel, dont la définition est souvent très étroite.
Comme au Battersea Arts Centre, cette nouvelle initiative ne signifie pas que Slung Low ne va plus produire de théâtre – elle continuera de produire les spectacles participatifs de grande envergure auxquels elle doit sa notoriété à juste titre –, mais le directeur artistique Alan Lane a justifié la décision d’ouvrir le collège en affirmant : « C’était la chose la plus utile que nous pouvions faire. » Cette initiative œuvre pour la communauté d’une façon qui s’appuie sur les besoins locaux et aide à accumuler un capital social. Elle étend la mission basique d’une compagnie de théâtre à une mission de plus grande ampleur : l’objectif n’est plus de simplement produire des pièces, mais d’offrir des compétences et de l’enrichissement personnel à tous ceux qui le souhaitent. Après tout, peu importe la qualité de votre reprise de L’esprit s’amuse, il est peu probable que celle-ci change la vie de qui que ce soit – ce que le collège culturel communautaire pourrait en revanche accomplir.
Les organisations artistiques ont trop souvent ignoré la question de leur utilité ou se sont contentées de ne prendre en considération que la façon dont elles sont utiles pour elles-mêmes et pour les personnes qui achètent leurs billets. Cependant, penser à la manière dont elles pourraient être utiles à plus grande échelle et créer des conditions pour atteindre une participation culturelle maximale figure de plus en plus au programme de ces organisations. On comprend de mieux en mieux que, dans un climat de financement de plus en plus serré – un monde où la démocratie représentative traditionnelle est assiégée, où le populisme est en hausse et où les gens ont le sentiment de ne pas avoir leur mot à dire – les compagnies de théâtre peuvent et doivent faire plus que se limiter à créer du théâtre.
D’autres compagnies se concentrent sur le potentiel que possède l’art pour transformer le quotidien des membres du public, leur estime d’eux-mêmes et les endroits où ils vivent. Gavin Stride est le directeur de Farnham Maltings, un petit centre artistique influent situé à Surrey qui soutient de nombreuses compagnies de théâtres indépendantes. Il ne se décrit pas comme un artiste, mais comme quelqu’un qui aide les membres de la communauté locale à « vivre plus longtemps et plus heureux ». Stride et son équipe se rendent où ils perçoivent que les besoins sont les plus importants et travaillent en étroite collaboration avec les services sociaux et de santé locaux, sans essayer de les remplacer, plutôt de les valoriser.
De son côté, l’organisation Heart of Glass se focalise sur les pratiques artistiques sociales et collaboratives. Basée à St Helens, une ville post-industrielle qui était autrefois un important centre minier et verrier, Heart of Glass ne possède aucun espace de performance. À la place, l’agence voit la ville tout entière comme un terrain de jeu : chaque mur est une toile et chaque lieu, une scène potentielle.
Dans une ville qui obtient de mauvais résultats sur presque tous les indices de privation et de bien-être social, Heart of Glass reconnaît que ses collaborateurs sont sa principale ressource : les habitants de St Helens. Pour chaque projet, elle les perçoit tous comme des co-créateurs et co-auteurs (du conseil municipal aux écoles en passant par la police et les citoyens du quotidien), que ce soit pour la conception et la construction d’un nouveau skate park ou pour la production de Torch, une performance sous forme de promenade créée avec la contribution de nombreuses femmes de la communauté locale. La compagnie travaille selon ce principe : « Si nous construisons, ils viendront ; s’ils construisent, ils resteront. » Heart of Glass est responsable devant le conseil des arts et les intervenants locaux, a fortiori devant sa communauté immédiate. En fin de compte, ce sont eux qui décideront sur le long terme s’ils souhaitent que l’organisation continue.
Cette sorte de responsabilité, qui fait trop souvent défaut dans une grande partie du travail des organisations artistiques, distingue des endroits comme Heart of Glass et le Battersea Arts Centre des autres. Elle requiert des personnes inspirantes, qui possèdent des qualités de dirigeants, voient le théâtre et les arts comme des moteurs du changement social, mettent leur égo de côté, ne travaillent pas pour leur intérêt personnel et, en définitive, reconnaissent que ce qui bénéficie à la communauté locale bénéficiera sans doute aussi à leur théâtre.
Quand le Grand Hall du Battersea Arts Centre a pris feu en 2015, les mesures de soutien et les témoignages d’amour ne venaient pas seulement de la communauté artistique, mais aussi de la communauté locale. Le public s’est mobilisé en offrant de l’aide et du soutien afin de s’assurer que le Grand Hall puisse renaître de ses cendres et que le Battersea Arts Centre resterait ouvert.
Cette sorte de responsabilité, qui fait trop souvent défaut dans une grande partie du travail des organisations artistiques, distingue des endroits comme Heart of Glass et le Battersea Arts Centre des autres. Elle requiert des personnes inspirantes, qui possèdent des qualités de dirigeants, voient le théâtre et les arts comme des moteurs du changement social, mettent leur égo de côté, ne travaillent pas pour leur intérêt personnel et, en définitive, reconnaissent que ce qui bénéficie à la communauté locale bénéficiera sans doute aussi à leur théâtre.
Quand le Grand Hall du Battersea Arts Centre a pris feu en 2015, les mesures de soutien et les témoignages d’amour ne venaient pas seulement de la communauté artistique, mais aussi de la communauté locale. Le public s’est mobilisé en offrant de l’aide et du soutien afin de s’assurer que le Grand Hall puisse renaître de ses cendres et que le Battersea Arts Centre resterait ouvert.
En comprenant son devoir civique et en le prenant à cœur, le Battersea Arts Centre avait accumulé un capital social au sein de la communauté et efficacement prouvé sa valeur. En effet, en se voyant comme une ressource communautaire, et non comme un endroit réservé à ses artistes, le centre s’était assuré contre l’éventualité future d’une catastrophe. Les gens se sont battus parce qu’ils chérissaient ce lieu.
Peut-être est-ce là une leçon que pourraient tirer toutes les organisations artistiques : si vous veniez à subir une catastrophe, qui vous aimera assez pour se battre pour vous ? Des organisations culturelles telles que Battersea, Slung Low, Heart of Glass et bien d’autres ne fonctionnent pas selon leur intérêt personnel, mais selon la croyance qu’elles devraient partager leurs ressources, que ce soit le lieu, l’expertise ou le financement, avec les communautés auxquelles elles s’adressent. Elles voient leur avenir intimement lié avec la créativité, la résistance et le succès de ces communautés. Elles reconnaissent que, tout comme l’engagement culturel peut prendre de nombreuses formes, la façon dont elles s’impliquent auprès des locaux peut se manifester de différentes manières. Elles mènent la marche ; qui les suivra ?
Cet article a été publié à l’origine sur HowlRound le 17 février 2019. Lire l'article original.
Lyn Gardner est journaliste et romancière. Elle travaille actuellement comme rédactrice en chef adjointe du journal The Stage. Elle a écrit sur le théâtre et la performance pour The Guardian et The Independant, et était l’un des membres fondateurs de City Limits, la plus grands coopérative de publication en Europe. À l’heure actuelle, elle écrit une série d’articles pour le British Council sur le thème Culture After Brexit. Elle a reçu des prix pour ses œuvres tels que le Action for Children’s Arts Award en 2013 pour sa contribution exceptionnelle aux arts de l’enfance, le Total Theatre Significant Contribution Award en 2017 pour son travail au Fringe Festival d’Edimbourg, le UK Theatre Award en 2017 pour sa contribution exceptionnelle au théâtre britannique, et un Tonic Award en 2018. Parmi ses livres pour enfants, on retrouve Into the Woods et Out of the Woods pour David Flickling Books, la série Ghastly McNasty pour Piccadilly, et les romans Olivia Stage School et Rose Campion pour Nosy Crow. |